CHAPITRE VI
Dans l’espèce de placard vertical où il a été placé. Cal s’est assis sur les talons. Le bruit de la turbine est très affaibli et le plancher vibre à peine.
Il n’a pas la place d’allonger les jambes mais, au moins, la chaleur est supportable. Faisant le vide dans sa tête, il essaie de reprendre des forces, malgré la douleur de plus en plus violente de sa blessure.
Le survivant qui l’a découvert, tout à l’heure, n’a pas prononcé un mot. Vêtu d’une combinaison beige, le visage masqué par un casque teinté, il a laissé Cal se relever seul en titubant.
Et Cal était trop mal en point pour poser une question. Mais l’autre enfant de salaud aurait pu s’épargner de lui donner dans le dos, pour le faire avancer plus vite, un coup brutal du canon du laser portatif qu’il tenait à deux mains.
Combien de temps que cet engin est reparti ? Impossible à dire. Il a soif, et on lui a enlevé la gourde !
Une secousse. On dirait bien que le bruit de la turbine a diminué... Oui, le sifflement s’apaise et meurt.
Un moment passe et la porte du placard s’ouvre. Il faut gagner du temps... Il a mis la tête en arrière et fait mine d’être à moitié dans les vapes, l’œil vague.
Les paupières à demi fermées, il regarde. C’est un autre type, plus corpulent que celui de tout à l’heure, qui se penche, lui attrape le bras et tire un coup sec.
Un hurlement sort des lèvres de Cal.
— Ça réveille, hein, fumier ! dit l’autre, derrière son casque.
Un coup de pied dans les cuisses. Tant bien que mal, il se relève, et avance en s’appuyant à la cloison du passage.
Une sorte d’échelle à descendre, une porte et il se retrouve dans une grande salle, éclairée abondamment. Un garage, semble-t-il ; il y a d’autres engins à effet de sol.
Les ondes de douleur montent jusqu’à son cerveau et il ne va plus tenir longtemps...
Il entend vaguement un bruit de pas à droite et s’évanouit...
... Quand il reprend conscience, il est allongé sur une couchette dans une pièce aux murs nus. Dieu qu’il est fatigué ! Il porte une main à sa blessure et découvre un pansement...
On l’a soigné. Depuis combien de temps est-il ici ? Doucement il s’assied, tout surpris de ne pas souffrir. Il est faible, d’accord, mais en meilleur état. Machinalement il tâte son visage... de la barbe.
Sans glace, impossible de voir la longueur des poils. Plusieurs jours ?... Donc Giuse ne l’a toujours pas retrouvé !
Un bruit de pas. Un type mince, le visage très pâle entre dans la cellule.
— Debout, suivez-moi !
Un long couloir, qui tourne à plusieurs reprises. D’autres portes aussi. Un ascenseur, vaste. Cal s’appuie à la paroi. Un autre couloir et une pièce, enfin. Le garde lui fait signe de s’asseoir devant une table en métal, le long d’un mur percé d’une sorte de passe-plat... C’est bien ça puisque la porte glisse et une écuelle métallique apparaît, emplie d’une espèce de ragoût.
Cal saisit la cuillère posée à côté et commence à manger. Pas mauvais. Un peu fade mais très mangeable. Quand il a terminé, il se sent mieux. L’autre a dû s’en apercevoir, il recule d’un pas et lui fait signe de replacer l’écuelle et la cuillère dans le passe-plat. Puis le gars sort un petit engin plat de sa poche de poitrine et presse un bouton avant d’aller s’appuyer contre un mur, de l’autre côté de la pièce. Au bout d’un moment une porte coulisse et le garde fait signe à Cal de passer à côté. Un bureau, long. Derrière, deux hommes âgés le dévisagent en silence. Ils portent des combinaisons qui moulent désagréablement des corps déformés par les ans.
Celui de gauche montre un siège, devant le bureau, et le garde y pousse Cal qui s’assied avec plaisir. Pas encore bien costaud !
— Ne vous faites pas d’illusions, commence celui de droite, les cheveux poivre et sel, vos troupes ne vous ont pas découvert. Elles ne peuvent pas déceler les installations de la base. Donc vous n’avez rien à attendre de vos chefs.
— Vous vous gourez complètement, mon vieux, je n’ai pas de troupes.
— Taisez-vous, salaud de colon ! gronde l’autre avec une haine qui fait siffler ses paroles, tant sa bouche est crispée.
Colon ? Pourquoi co... Et Cal comprend tout. Ils le prennent pour un survivant de Mars !
— Je vous assure que vous vous trompez, je ne suis pas...
— Ça suffit, crie maintenant le type de gauche, répondez seulement aux questions !
Cal va protester à nouveau quand il s’aperçoit que ces gars sont trop en colère pour l’écouter. Tout ce qu’il va gagner c’est des coups. Alors il incline la tête. Il faut gagner du temps...
— Quelle est l’importance de votre force de débarquement ?
Cal réfléchit à toute vitesse.
— Un dijar.
Les autres sont surpris. Un mot inconnu leur a fait perdre la logique de l’interrogatoire.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Poivre et sel.
— Ce que vous appelleriez un patrouilleur, mais en beaucoup plus gros.
Ils se regardent.
— Gros comment ?
— Une vingtaine de fois plus grand... au moins. Le type de gauche a un mouvement de colère.
— Vous voulez dire que vous avez assez de carburant, sur Mars, pour construire des fusées de cette dimension ? Vous dites n’importe quoi !
— Je réponds à vos questions, puisque vous ne voulez pas que je donne mes explications.
— Vous mentez, comme un fumier de colon ! Tous des dégénérés.
C’est le moment d’essayer un truc.
— Non, je ne mens pas. D’ailleurs vous le savez bien, vos sondes vous ont forcément permis d’évaluer les dimensions d’un dijar.
— Nos... sondes ?
— Bien sûr. On est resté en orbite bien assez de temps pour que vous nous repériez, dit Cal d’un air agacé.
— C’est vrai, dit alors vivement Poivre et sel. Continuez. Quelle est l’importance du commando de débarquement ? Combien Mars va-t-elle envoyer d’autres dijars ?
Cal hausse les épaules.
— Allez... vous savez très bien que Mars est ravagée... vous me faites marcher. Il n’y a jamais eu un seul survivant sur Mars, vous le savez.
Le type de gauche se lève à demi.
— Menteur ! D’où viendriez-vous alors, hein ?
— De beaucoup plus loin dans la Galaxie.
— Sal...
Poivre et sel lève la main pour interrompre son copain, et se penche en avant.
— Très loin ?
— Hors du système solaire.
— Vous prétendez que les colons de Mars ont échappé à nos fusées, qu’ils se sont repliés hors du système ? Et qu’ils reviennent maintenant pour tenter de nous anéantir ?
— Mais pas du tout ! Pas question d’anéantir personne. Et je ne suis pas un colon, nom de Dieu !
— Qu’est-ce que c’est que ce nouveau mensonge, hurle l’autre. Vous êtes un homme, hein ?
— Oui...
— Alors vous êtes colon, puisque vous venez de l’espace !
Coincé... Jamais ils ne croiront, avec leur obsession de Mars, qu’il puisse y avoir des Terriens ailleurs.
— Reprenons, fait Poivre et sel plus calmement. Et dites-vous bien que si vous mentez encore nous vous forcerons à avouer, mais d’une autre façon, beaucoup plus pénible. Combien d’hommes dans ce dijar ?
— ... Trente, lâche Cal après avoir réfléchi.
— Trente...
Il s’en est levé. Poivre et sel !
— Et alors, gueule Cal, est-ce que j’y suis pour quelque chose, moi, si on est trente ?...
Son accès de colère paraît convaincre les deux hommes.
— Et vous espériez débarquer avec trente hommes seulement ?
— J’étais ici en reconnaissance.
— Quelles sont vos fonctions à bord ?
— Pilote.
— Vous vous foutez de nous, hurle à nouveau le type de gauche.
Cal pique alors le coup de sang. Il se redresse à demi sur son siège et se met à crier, lui aussi.
— Et pourquoi pas pilote ?
— Parce que si vous étiez pilote, qui serait aux commandes de ce dijar, en ce moment ?
— Il n’a pas besoin de moi en orbite stationnaire, foutu connard ! Et si vous étiez moins demeurés, vous sauriez depuis longtemps qu’on fait ce qu’on veut d’un engin placé en automatique. Qu’on le rappelle et qu’on le fait évoluer à volonté, c’est un problème scientifique qu’on a résolu depuis longtemps...
— Foutu ment...
— Ça suffit Stan, fait Poivre et sel qui est devenu encore plus pâle, cet homme dit la vérité, c’est évident... Ils... ils peuvent envoyer leurs engins en... automatique.
— Mais alors pourquoi ne pas être venus plus tôt, hein ?
— Mais parce qu’on se foutait complètement de la Terre. Et d’ailleurs Giuse et moi on croyait qu’elle avait explosé, fait Cal avec lassitude. Ecoutez-moi, croyez-moi ou non, je m’en fous. Votre connerie de guerre, ça ne me touche pas. Il n’y a plus personne de vivant sur Mars, on y est passé en venant et tous les dômes étaient en morceaux. Plus d’air, vous comprenez ? Et vous vous êtes là à attendre le « débarquement », pauvres couillons !... On vient de bien plus loin dans l’espace, de très loin. Et figurez-vous qu’on était assez bêtes pour venir vous aider...
Les deux hommes le regardent en silence. Puis Poivre et sel laisse tomber :
— Je vous pensais plus intelligent que ça. Vous savez qu’il n’y a pas d’autres races dans l’espace, les théories l’ont prouvé depuis longtemps... et d’ailleurs vous avez reconnu que vous étiez humain, et vous savez des choses que seul un colon pouvait savoir, les dômes par exemple. Vous ne nous trompez pas, nous savons que vous êtes colon et nous vous forcerons bien à avouer le reste...
— Bon sang ! dit Cal, vous n’avez pas encore compris que vous ne faisiez pas la longueur ? Ça ne vous met pas la puce à l’oreille de vous apercevoir que je dispose d’une technologie tellement en avance sur la vôtre ? Vous croyez que les colons auraient pu faire tant de progrès pendant que vous piétiniez, ici sur Terre ? Je vous le dis, on est des survivants, comme vous, rien de plus.
— Et votre technologie « supérieure » vous l’auriez acquise comment ?
— Dans l’espace on est tombé sur les vestiges d’une autre race et on a eu la chance de prendre possession de leur avance technologique.
— Comme ça, dit le gars de gauche, en souriant, maintenant.
— Non pas « comme ça ». Rien n’est facile dans l’espace.
— Ça ne vous paraît pas un peu gros, comme histoire ? fait Poivre et sel. Vous pensez que nous sommes assez innocents pour avaler ça ?
— Vous êtes tellement obsédés par votre sacrée guerre que vous êtes incapable de faire un raisonnement logique. Vous pourriez au moins vous poser la question, réfléchir, vous dire que je ne mens peut-être pas !
— Oui, et pendant ce temps-là vos hommes prennent position, s’emparent de la Terre...
— Mais enfin est-ce que nous avons eu un seul acte hostile jusqu’ici ?
— Et la poursuite de notre patrouilleur, alors, ce n’était pas hostile ? Vous l’avez obligé à mourir en héros, notre équipage !
Cal pâlit.
— Je ne savais pas... je suis désolé. J’ai pensé que le patrouilleur était amphibie.
Ils haussent les épaules.
— N’importe quoi, maintenant. Comment un engin spatial pourrait être amphibie !
— Parce que les nôtres le sont, c’est tout.
— Encore votre roman, hein ? Mais vous ne voyez pas que ça n’a pas pris ? Alors pourquoi continuer ?
— Mais parce que je dis la vérité, à la fin ! Poivre et sel se lève et fait le tour de la table.
— Ecoutez-moi bien. Depuis deux siècles nous nous préparons à cette attaque de la Terre. Nous avons pris toutes nos précautions. Nos moyens en combattants sont limités, je le reconnais... mais je pense que les colons ne sont plus très nombreux non plus. Nous avons envisagé toutes les manœuvres possibles et nous pouvons faire face à toutes !
Il revient s’asseoir et poursuit :
— Mais nous avons besoin de connaître vos intentions, la mission exacte dont vous êtes chargés. Cela vous devez être capable de le comprendre, bien que vous ne soyez manifestement pas très intelligent.
— Seigneur ! fait Cal en levant les yeux au ciel, et c’est vous qui me dites ça... Je n’avais jamais vu de gens si bornés ! Le foutu crétin de politicien qui a lancé les fusées autrefois devait vous ressembler...
— Quoi, gronde le type de gauche, vous savez très bien que c’est la colonie de Mars qui a attaqué la Terre.
— Ah bon ? C’est ce que vous enseignez à vos enfants ? Que vous soyez cons c’est une chose, mais vous pourriez au moins respecter l’Histoire ! Derrière Cal, le garde fait un pas et frappe sèchement à la nuque. Cal s’effondre en poussant un gémissement.
— Remets-le sur son siège, ordonne Poivre et sel... et vous, écoutez bien. Nous voulons savoir ce que vous êtes venu faire exactement, quel sont vos ordres précis, combien de fusées sont prêtes à envahir la Terre, où doivent-elles attaquer et de quel armement disposent-elles ? Réfléchissez et vous verrez que vous ne pourrez pas vous taire bien longtemps. On va vous ramener à votre cellule.
*
Là-bas, dans le désert, le sable commence à bouger, sous l’épave du module. Un pied apparaît, qui tâtonne, repère une plaque de plasto-métal et s’y accroche.
Bientôt le corps de Lou s’extrait lentement du sol. Son visage est impassible, comme mort, et les bras pendent, inutiles. Tout le haut du corps est hors service.
Une fois dégagé il reste un moment immobile, couché sur le côté. Puis une jambe se replie, fait basculer le corps sur le ventre et commence peu à peu à se glisser dessous pour le soulever.
Deux fois il essaie de se mettre debout et les deux fois il retombe. La coordination est imparfaite, Longtemps il reste immobile, les yeux grands ouverts, bloqués dans la position où ils se trouvaient au moment de l’attaque.
Il bouge à nouveau, se pousse vers l’intérieur de l’épave, vers l’arrière. On dirait que ses mouvements sont saccadés. Il approche d’un panneau tordu mais toujours en place, se cale contre le plancher et lève la jambe droite.
La jambe s’abat violemment et vient heurter avec un bruit sourd le plateau qui vibre. Elle soulève une nouvelle fois...
... Deux heures qu’inlassablement la jambe se lève et frappe. Le panneau est bosselé et fait de plus en plus de bruit sous les chocs.
Encore une fois la jambe s’abat. Et le panneau crève, déchirant en même temps la cheville de Lou. Les circuits de sa jambe sont à nu...
Lentement il retire sa jambe du trou et lève l’autre. Et il recommence à frapper, agrandissant l’ouverture. Au bout d’un moment il cesse.
Son pied droit, abîmé, remonte le long de la gauche et entreprend de faire glisser la longue botte. Bientôt elle tombe au sol. Lou lève alors la gauche et glisse doucement son pied dans l’ouverture.
Les doigts de pieds commencent à bouger, tâtonnant parmi les câbles qui passent là, les fiches, les contacts.
Une immense étincelle...
Un ronronnement s’élève dans l’épave.
Les doigts de pieds ont saisi un contact, arraché la capsule supérieure et mis à nu les pôles. Ils semblent hésiter un instant et appuient soudainement.
Et l’énergie de la pile secondaire du module envahit le corps de Lou ! La décharge a été fantastique mais l’autre pied paraît moduler le trop-plein d’intensité que ses circuits ne pourraient pas supporter, en la laissant fuir dans la carcasse éventrée de la partie arrière du module.
Dans son corps, une multitude d’opérations démarrent. Des centaines de conducteurs électroniques se soudent, se séparent, contournent des brèches qu’ils isolent.
Gorgé d’énergie, il s’auto-répare à une vitesse folle. Les tissus d’apparence humaine se ressoudent. Sa cheville abîmée reprend son aspect initial.
D’un seul coup, comme si on avait basculé un interrupteur, son visage reprend vie, tout de suite marqué par une expression. Une expression soucieuse.
Puis c’est un bras qui est remis en service, et l’autre. Et il se redresse, coupant le contact. Il semble réfléchir et plonge à nouveau le pied dans l’ouverture du panneau. Pendant une heure il ne bouge pas, rechargeant sa pile, bien entamée par ses premières réparations, depuis deux jours qu’il était enfoui dans le sable.
Et il charge, il charge. Frôlant la surtension. Il se redresse, bouge bras et jambes : tout a l’air de fonctionner.
Tout sauf l’émetteur, dans son cou. Là rien à faire, il ouvre la bouche pour tester sa « voix ».
— Un, deux, trois, quatre... ça va.
Impossible d’appeler JI ou Salvo. Comment se fait-il d’ailleurs qu’ils ne soient pas encore là ? Il jette un œil rapide autour de lui. Rien à espérer du module non plus. Il ne reste rien du complexe de télécommunication. Il a dû être perdu en route.
Lou se « souvient » de tout. Il a perdu son contrôle dés le début de l’attaque mais ses enregistreurs ont tout noté, tout vu, tout entendu.
Si le module n’est pas repéré, le plus urgent est d’aller au secours de Cal. Il saisit une grande plaque métallique, l’arrache sans faire d’efforts, et projette un micro-rayon laser, découpant des lettres loyes.
« Endommagé. Emetteur HS. Cal prisonnier survivants. Pars à sa recherche vers le nord-ouest. Base par là. Lou »
Puis Lou sort de l’épave et commence à courir...
*
Un coup aux jambes réveille Cal. Son garde est debout, au pied de la couchette.
— Levez-vous et suivez-moi.
Sans dire un mot, il obéit. Encore un interrogatoire ? Ils empruntent un long couloir, droit, et Cal comprend qu’ils ne se rendent pas au même endroit. Il marche difficilement, avec sa blessure.
Un ascenseur, maintenant, qui descend très profond. Le garde pousse une porte et Cal débouche dans une immense grotte, qui fait bien deux cent cinquante mètres de long. Bien éclairée par des rampes, au plafond.
Il y a là une cinquantaine de personnes, hommes et femmes. Tous jeunes, pas plus de vingt-cinq ans. Ils sont vêtus de combinaisons claires, jaune, beige, orange, vert d’eau.
Un grand type, costaud, plus âgé, facilement la quarantaine, vient vers lui et se tourne vers les jeunes qui se taisent.
— Regardez bien, dit-il, voilà un de ces salauds de colons de Mars !
Un murmure hostile monte de la foule. D’abord surpris, Cal examine les visages, devant lui.
Certains le regardent avec une curiosité malsaine, lui cherchant un troisième œil ou quelque chose comme ça. Et déçus de ne pas le trouver monstrueux, ils lui jettent un regard furieux.
D’autres trahissent une haine farouche. Garçons et filles d’ailleurs.
— Est-ce que je peux m’asseoir, demande Cal, je suis blessé, vous le savez. Vous pouvez me regarder aussi bien assis.
— Si tu bouges, je t’écrase la tête, lâche le garde, derrière.
Le tutoiement n’est pas bon signe. Le type doit jouer les durs devant les jeunots. Mais chacun a ses limites et celles de Cal sont atteintes. Il se retourne lentement et dit d’une voix claire qui semble porter loin dans la salle :
— Si tu me touches, je t’assomme et si tu veux me tuer. dis-toi que tes patrons ne te le pardonneront jamais. Maintenant je m’assois...
Et il se baisse lentement sans quitter le garde du regard. L’autre rougit, ébauche un geste qu’il interrompt.
— Ils seront durs à tuer, dit une voix parmi les jeunes.
Le grand type sursaute.
— Allez, pas de ça, hein ? Vous ne voyez pas qu’il bluffe ? Nos lasers géants n’ont eu aucun mal à abattre son appareil, et il n’a même pas essayé de se défendre. Un vrai tir d’entraînement.
— Vous devriez dire ça aux deux autres, ceux qui m’interrogent ; ils prétendent que je suis dangereux. Mettez-vous d’accord.
Un petit gars brun sort des rangs.
— T’inquiète pas, quand nos nouvelles fusées toucheront Mars, vous ne serez plus du tout dangereux. Cette fois la planète sautera !
— J’espère pour toi que non, mon petit gars, répond Cal en secouant la tête, parce que ce serait la fin de la Terre aussi.
— Parce que vous avez des super-fusées vous aussi, peut-être ?
— Non, petit, parce que si une planète pète dans le système solaire, toutes les autres changeront d’orbite autour du Soleil. Imagine les résultats.
— Menteur ! Tu sais que c’est faux. Cal lève la tête, surpris.
— Si tu ne me crois pas, fais les calculs toi-même, ou demande à un copain physicien de te les faire. C’est à la portée de n’importe quel technicien.
Il a répondu avec tant de tranquillité qu’il y a un silence troublé, en face.
— Vous voyez bien qu’il ment ! crie le grand costaud.
— Ça, je serais bien curieux qu’on me le prouve, dit Cal en riant. On peut truquer bien des choses mais pas les chiffres... (il s’interrompt et reprend) enfin à condition de connaître les lois d’équilibre dans l’espace et de les appliquer !
— Ça suffit, maintenant, dit le garde sèchement, on s’en va.
Et il prend Cal par le bras pour le faire lever. La porte passée, ils reprennent l’ascenseur et descendent encore. Une nouvelle visite ?
Oui, mais dans des laboratoires cette fois. Des hommes et des femmes y travaillent sur des lasers portatifs. Aux performances limitées, songe Cal en voyant les montages, primaires.
On le balade un peu partout dans la base, comme un zoo ambulant. Mais le garde a chaque fois son petit couplet. On veut regonfler le moral des troupes en leur montrant un ennemi affaibli. Vieux comme le monde, ce truc.
Cal se sent de plus en plus fatigué mais cette visite est intéressante. Il commence à se faire une idée de la base. Elle ne s’étend pas tellement loin, mais elle est très profonde. On a utilisé des grottes naturelles en mettant des étages.
Il doit y avoir dans les 3 000 personnes qui y vivent. Davantage qu’il n’y paraissait au premier abord.
Après deux bonnes heures, on ramène Cal à sa cellule. Un homme l’y attend, qui commence à l’examiner et lui administre des drogues. Puis Cal s’étend sur sa couchette.
*
La nuit tombe dans le désert. Une petite silhouette court, levant la tête régulièrement. Où sont les autres ? Que s’est-il passé pour que Giuse ne fasse pas de recherches ?
*
Cette fois-ci ils sont quatre, derrière le bureau. Poivre et sel et son acolyte sont toujours là, mais deux autres sont venus les renforcer. Un vieil homme aux cheveux totalement blancs, un visage de patricien, et un type plus jeune, genre scientifique.
Cal se sent beaucoup mieux. Les produits qu’on lui a administrés font leur effet. Il ne souffre plus en permanence de sa blessure et ses forces reviennent.
Comme l’autre fois, le garde se tient derrière son siège.
— Vous nous avez menti, commence Poivre et sel, la voix mauvaise.
— Encore ! fait Cal. Bon, allez-y, comment je vous ai menti ?
— Vous avez déclaré que vous n’aviez qu’une fusée, un dijar, avez-vous dit. Or nous avons repéré d’autres fusées. Qu’avez-vous à répondre ?
— Je n’ai pas menti, nous n’avons qu’un dijar, un seul.
— Et ça, qu’est-ce que c’est alors ? dit le scientifique en jetant des clichés sur la table.
Cal se penche. Ce sont des clichés électroniques, recomposant une forme par sondage radio. Un vieux procédé inspiré par le radar, autrefois.
Ils sont d’ailleurs de bonne qualité. On voit distinctement l’amphib et un module en vol, près du sol, sur un décor de plaine verte. Que font-ils là-bas ?
— Alors, vous reconnaissez que vous avez menti ? Il secoue la tête et repousse les clichés.
— Non, désolé. Ces deux engins ne sont pas notre dijar. C’est...
Il a été sur le point de dire un amphib mais il s’est retenu à temps. Inutile de donner trop de détails.
— ... des engins de reconnaissance en atmosphère planétaire. Notre dijar est en orbite, caché derrière Vénus, vous ne pouvez pas le voir.
— Mais ces appareils, d’où viennent-ils ?
— Du dijar, bien sûr. Des soutes !
— Vous voulez dire, commence le scientifique, que ces fusées pénètrent dans votre... dijar ?
— Evidemment. Je vous ai dit que c’était un grand bâtiment.
Le silence se fait. Les quatre hommes sont interloqués, troublés.
Le patricien se racle la gorge et parle pour la première fois.
— Combien avez-vous d’hommes de sciences à bord, parmi l’équipage ?
— De scientifiques à proprement parler, aucun. Nous avons des connaissances assez avancées individuellement.
— Comment vous appelez-vous, on ne vous l’a pas demandé, je crois.
— Cal, fait-il, un peu surpris du coq-à-l’âne.
— Cal comment ?
— Cal, c’est tout.
— Combien avez-vous de ces fusées de reconnaissance ? demande à son tour le scientifique.
— En ce moment cinq puisque vous en avez détruit une.
Ils se regardent sans dissimuler leur inquiétude.
— Nous pouvons abattre les deux qui sont encore ici, dit Poivre et sel aux autres.
— Ne vous imaginez pas que vous aurez autant de chance à chaque fois, intervient Cal. Mathématiquement, même si je vivais cinq cents ans et si j’effectuais des reconnaissances chaque jour, avec un engin comme ça je ne serais jamais plus abattu.
— Encore une de vos fanfaronnades, lâche le copain de Poivre et sel.
Cal secoue la tête avec lassitude.
— Non. C’est désespérant d’avoir l’impression de parler à un mur, vous savez ?
— Pourquoi dire des choses aussi extraordinaires, aussi ? dit le patricien.
— Oh ! ça va, hein ? Si vous aviez voulu vérifier certains détails vous l’auriez pu. Mais vous êtes complètement obsédés par votre complexe de Mars.
Ils commencent à hurler mais le patricien lève la main pour imposer le silence.
— Quels détails ?
— Je ne sais pas... Tenez, par exemple, est-ce que vos patrouilleurs sont capables de rester masqués par une planète ?
Ils se tournent vers le scientifique.
— Je pense que c’est faisable... nous n’avons jamais essayé.
— Je vous ai dit que notre dijar était caché derrière Vénus, est-ce que ça ne vous indique pas que nos moyens dépassent les vôtres ?
— Mais vous ne l’avez pas prouvé !
— Et de toute façon votre désir de prouver la supériorité des colons de Mars ne vous servira à rien, dit le patricien d’une voix calme. Si vous nous en persuadiez réellement, il ne nous resterait plus aucun espoir de vous vaincre et nous appliquerions le plan « désespoir ». Nous y sommes tous préparés depuis notre enfance.
Ils deviennent tous graves et hochent la tête à tour de rôle.
— Le plan... « désespoir » ? reprend Cal.
— Nous sommes déterminés à faire sauter la Terre plutôt que la laisser entre les mains des colons de Mars...
Le visage de Cal se creuse. Ce n’est pas possible que leur haine les ait amené à ça ! Préparer l’explosion de la planète...
— Une série de bombes, dérivées des types H a été déposée le long de la ligne de fracture du globe, poursuit le scientifique. Leurs explosions, synchronisées, couperaient la planète en deux. Et le noyau planétaire, ouvert, ferait explosion à son tour. Les colons ne conquerront jamais la Terre !
— Nom de Dieu de fous !...
Une colère démentielle envahit Cal, qui se lève.
— ... Mais vous êtes complètement inconscients ! De quel droit... de quel droit assassiner une planète, hein ? Mais si vous avez envie de mourir, faites-vous sauter et laissez les autres en paix. Et les survivants, hein, qu’est-ce que vous en faites ?
— À peine mieux que des bêtes, dit le copain de Poivre et sel, méprisant.
— Et vous ? Vous n’êtes pas des bêtes ? Foutus assassins !
— Jamais Mars n’aura la Terre !
— Mais puisque je vous dis qu’il n’y a plus personne sur Mars ! Ils sont tous morts ! Vous êtes contents, vous avez gagné ! Ils sont morts, morts...
— Absurde, puisque vous êtes là et que vous ne venez pas de Terre...
Cal a un geste d’abandon et se laisse tomber sur son siège. Il songe que c’est fichu. Personne ne les convaincra jamais, parce qu’ils préfèrent mourir plutôt qu’être convaincus.
Et finalement c’est compréhensible. Se laisser convaincre ce serait reconnaître que depuis deux siècles ils se sont préparés à une guerre qui n’arrivera jamais...
Il n’y a qu’une solution pour la Terre : un grand nettoyage !
Et l’instinct de survie de Cal pousse son esprit à lutter. Et soudain l’idée est là.
Oh ! rien de génial, mais de quoi faire bouger la situation, apporter un élément nouveau. Il redresse la tête, s’apercevant que les types parlent entre eux.
— Messieurs... messieurs, je vous ai dit que nous ne venions pas de Mars, et je peux le prouver.
— Dites-vous que ce n’est pas forcément une preuve de votre théorie, dit le patricien. Les colons ont très bien pu émigrer au moment du grand combat.
— Non, fait Cal en secouant la tête, leur technologie n’était pas suffisamment avancée pour qu’ils réussissent ce que les Terriens n’ont pas pu réaliser : fuir ailleurs. Cela, vos archives vous l’indiqueront.
Le scientifique hoche la tête en signe d’acquiescement.
— Dans mon engin, celui que vous avez abattu... il y a des documents, des enregistrements, des cartes spatiales, des objets qui vous montreront que j’ai dit la vérité. Tout ça est enfermé dans un coffre mural à ouverture biomagnétique réglé sur ma voix... Il suffit que l’on me reconduise là-bas et vous aurez toutes les preuves nécessaires pour vous rendre compte que nous ne sommes pas des colons.
Ils se regardent, cherchant confusément le piège. Ils sont tellement persuadés que Cal ment, qu’il cherche à gagner du temps, qu’ils n’imaginent pas se mettre en danger.
— Ce serait l’occasion d’examiner cet engin, dit le scientifique, comme cela aurait dû être fait l’autre jour si nos hommes n’avaient pas été si pressés de rentrer...
— C’est entendu, fait finalement le patricien. Qu’on sorte immédiatement un glisseur, bien armé et équipé d’enregistreurs.
Deux heures plus tard, le garde vient chercher Cal. Dans sa cellule, il a eu le temps de mettre son plan au point. Il essaiera de récupérer un désintégrant... Après, tant pis pour les hommes qui ne se rendront pas ! C’est un plan rudimentaire, sans fioritures, certes, mais il n’a rien trouvé de mieux.
On l’amène dans une vaste salle, dans les niveaux supérieurs, où se trouvent plusieurs des engins du type de celui de l’autre jour. Des appareils à coussins d’air, vieillots mais robustes, ce qui est certainement nécessaire dans le désert.
Son garde est équipé d’une combinaison beige, un laser au creux des bras, le visage dissimulé derrière un casque à visière teintée. Impressionnant.
Trois autres hommes embarquent. L’un se dirige vers l’avant, le pilote certainement, et les derniers grimpent vers la tourelle d’un laser lourd, sur le dessus de l’engin.
Cal est poussé vers une porte, à l’arrière, il suit un petit couloir et on le fait entrer dans une petite cellule, comme l’autre jour.
La turbine démarre et l’engin se soulève. Une impression de creux, au ventre. Ils doivent être sur le plateau d’un ascenseur qui les monte vers la surface.
Le bruit de la turbine enfle et l’engin démarre. Cal le sent au déplacement de son corps. Il s’assied. Plus qu’à attendre.
*
Là-bas Lou court toujours. Il escalade des dunes sans ralentir.
Pourtant le voilà qui s’arrête. Il a décelé un bruit. Son visage tourne à droite puis à gauche pour localiser exactement la direction. Il avise une dune, assez haute, sur la gauche et repart en courant.
Une fois au sommet il repère tout de suite un petit nuage de sable qui se déplace, venant presque dans sa direction. Un engin des survivants, forcément.
Dans sa poitrine le mini-ordinateur se met en branle. La décision est vite prise et maintenant il calcule une route d’interception. Puis son grand corps se lance en avant, dévalant la pente.
Il court plus vite encore que tout à l’heure ! Le bruit se rapproche. Un sifflement aigu...
Une petite dune. En arrivant au sommet il se jette au sol. L’engin n’est plus qu’à trois cents mètres. Lou calcule son coup et redescend la dune, allant s’embusquer un peu plus loin, allongé dans le sable.
Tout se précipite. L’engin surgit, derrière une dune à quarante mètres.
Lou tend le bras et un petit grésillement se fait entendre. Il a tiré au désintégrant, dissimulé dans son index droit.
Là-bas la tourelle a purement et simplement disparu, comme gommée sur un dessin !
Mais l’engin continue sa route, le pilote ne s’est rendu compte de rien. Il n’a pas même vu Lou se relever et se lancer dans une course folle derrière le glisseur.
L’appareil a obliqué sur sa gauche pour suivre les replis du terrain. C’est la chance de l’androïde qui se rapproche, tend les bras...
Ses yeux sont fouettés par le sable soulevé, mais ça ne peut pas le gêner. Ses doigts s’accrochent au moment où le pilote accélère, après avoir franchi le défilé entre les dunes.
Sans efforts apparents Lou se hisse sur le plateau arrière. Il regarde autour de lui, avise la petite porte et tend la main, diaphragmant au maximum un rayon laser cette fois. La poignée est découpée, la porte s’ouvre. Il pénètre dans un couloir éclairé.
Lou avance silencieusement. Un homme...
Il est sorti brusquement d’un local, sur la gauche. En voyant une silhouette inconnue, devant lui, il ouvre une bouche stupéfaite... et n’a pas le temps de crier. Le poing de Lou a frappé sèchement au menton.
Les yeux de l’homme chavirent et il s’effondre. Sans attendre Lou entre dans le local. Personne. Une installation radio. Il ressort dans le couloir et avise une série de portes, étroites. Toutes sur la droite dans le sens de la marche.
Les unes après les autres il les ouvre. Derrière la dernière il y a une silhouette, accroupie. Un piège...
Lou lève la main, le doigt tendu...